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« Non, là, tu te trompes, La Bousille. Crois-moi, ce ne sont pas les jeunettes qui font les meilleures amantes. D’accord, elles sont jolies à regarder, fraîches et lisses, mais pour batifoler, rien ne vaut une vieille peau. » Finaud prit une gorgée de bière et adressa un sourire malicieux à son compère.

« Oh, je ne sais pas, Finaud. Il me semble que je préférerais de loin culbuter la belle Karri que la vieille veuve Harpit.

— Personnellement, La Bousille, je ne dirais non à aucune des deux ! » Les deux hommes s’esclaffèrent bruyamment en martelant la table avec leurs chopes, comme c’était de coutume chez les gardes du château. « Hé, toi, là, mon garçon, comment t’appelles-tu ? Approche par ici, que je te regarde. » Jack s’approcha et Finaud l’examina de haut en bas. « Eh bien, tu as avalé ta langue ?

— Non, monsieur. Je m’appelle Jack.

— Voilà ce que j’appelle un nom original ! » Les deux compères s’esclaffèrent derechef. « Jack, mon gars, va nous chercher de la bière, et autre chose que cette pisse d’âne allongée d’eau, hein ? »

Jack quitta la salle des serviteurs en quête de bière. Servir à boire aux gardes n’entrait pas dans ses attributions, mais nettoyer le vaste sol dallé de la cuisine non plus, et pourtant il le faisait. Un peu nerveux à l’idée de s’adresser au cellérier Guilloc, qui avait une fâcheuse tendance à lui décocher des taloches derrière les oreilles, il descendit les marches de pierre d’un pas rapide. Il se faisait tard, et on allait l’attendre en cuisine.

Quelques minutes plus tard, Jack revenait avec un pichet de bière mousseuse. Il avait eu la bonne surprise de ne pas trouver Guilloc et de se faire servir par son assistant, Émondeur. Ce dernier l’avait informé avec un clin d’œil que Guilloc était sorti semer sa folle avoine. Jack ignorait ce que cela voulait dire mais imagina un lien quelconque avec le processus de brassage.

« Je te dis que c’était messire Maybor », déclarait La Bousille au moment où Jack pénétrait dans la salle. « Je l’ai vu de mes propres yeux. Ils étaient comme larrons en foire, lui et messire Baralis, en grande conversation. Sûr, tu aurais dû les voir détaler quand ils m’ont aperçu. Plus vite que des bonnes femmes devant les immondices.

— Tiens, tiens, tiens, dit Finaud avec un haussement de sourcils révélateur. Qui aurait cru cela ? Chacun sait que Maybor et Baralis ne peuvent pas se sentir. Je crois même ne les avoir jamais entendus échanger un mot de politesse. Es-tu certain de ne pas te tromper ?

— Je ne suis pas aveugle, Finaud. Je les ai bien reconnus dans les jardins, derrière la haie, aussi proches que deux nonnes en pèlerinage.

— Eh bien ! Qu'on me la coupe si j’y comprends quelque chose.

— Il faudra rajouter du rembourrage dans ta braguette, Finaud ! » gloussa La Bousille.

Son compagnon remarqua la présence de Jack. « Ne parle pas de braguette devant le gamin. À son âge, on n’a encore rien à faire tenir dans la sienne ! » La Bousille rit si fort qu’il en tomba de sa chaise.

Pendant qu’il se relevait, Finaud en profita pour s’arracher à son banc et entraîner Jack dans un coin. « Dis-moi, mon gars, as-tu entendu ce que nous disions, La Bousille et moi ? » Il serra le bras de Jack et fixa le garçon d’un œil torve.

Jack était suffisamment versé dans les intrigues du château pour savoir quoi répondre. « J’ai juste entendu qu’il était question de braguette, monsieur. » Les doigts de Finaud s’enfonçaient douloureusement dans sa chair ; la voix du garde se fit grave, menaçante.

« Dans ton intérêt, mon gars, j’espère que tu dis vrai. Si je découvre que tu m’as menti, je te le ferai payer cher. » Il pinça une dernière fois le bras de Jack, avant de le lâcher. « Très cher. Allez, ouste. »

Finaud se retourna vers son compère et reprit leur conversation comme si cette vilaine petite scène n’avait jamais eu lieu : « Vois-tu, La Bousille, une femme un peu âgée est comme une pêche trop mûre : molle et ridée en surface, mais douce et juteuse à l’intérieur. » Jack se hâta de récupérer le cruchon de bière vide et détala vers les cuisines aussi vite que ses jambes le lui permirent.

Rien n’allait comme il aurait voulu aujourd’hui. Le maître boulanger Frallit était d’une humeur massacrante, à faire regretter sa morosité habituelle. Gratter les dalles de cuisson relevait en principe de la responsabilité de Tilly, mais celle-ci savait s’y prendre avec Frallit ; un simple sourire de ses lèvres humides et charnues lui permettait de s’épargner le sale travail. De toutes ses corvées, c’était le nettoyage des immenses dalles de pierre que Jack détestait le plus. Il devait les décaper avec un mélange infect de soude et de lessive ; le produit lui brûlait les mains, lui donnait des ampoules et faisait peler sa peau. Ensuite, il devait transporter les dalles encombrantes et presque aussi lourdes que lui jusque dans l’arrière-cour afin de les rincer. .

C’était surtout ce moment que Jack appréhendait, car les dalles de cuisson étaient friables et se brisaient en mille morceaux si on avait le malheur de les lâcher. Elles faisaient la joie et la fierté de Frallit ; il affirmait quelles donnaient un pain incomparable, du fait de leur masse qui empêchait la pâte de cuire trop rapidement. Jack avait appris récemment le châtiment encouru pour en avoir cassé une.

Quelques semaines plus tôt, Frallit, qui avait bu abondamment toute la journée, avait constaté la disparition d’une de ses précieuses dalles. Il s’était aussitôt mis en quête de Jack, qu’il avait retrouvé caché au milieu des casseroles et des poêles. « Petit imbécile, avait-il crié en le soulevant par les cheveux. Sais-tu ce que tu as fait, mon garçon ? Hein ? » De toute évidence le maître boulanger n’attendait pas de réponse. Frallit fit mine de le frapper derrière l’oreille, mais Jack esquiva habilement et le maître boulanger n’atteignit que le vide. En repensant plus tard à l’incident, Jack réalisa l’erreur fatale qu’il avait commise. Frallit se serait probablement contenté de lui administrer une bonne rossée, mais le maître boulanger détestait par-dessus tout avoir l’air ridicule – devant l’espiègle et délicieuse Tilly, qui plus est. Il entra dans une rage terrifiante, qui atteignit son paroxysme lorsqu’il arracha à Jack une pleine poignée de cheveux.

La chevelure de Jack constituait toujours une cible privilégiée. Frallit semblait bien décidé à rendre tous ses apprentis aussi chauves que lui. Un jour, Jack s’était réveillé tondu comme un mouton ; Tilly, qui jetait au feu ses mèches châtaines, lui expliqua que Frallit avait donné cet ordre parce qu’il le soupçonnait d’avoir des poux. Sa chevelure s’offrit la seule revanche possible : elle repoussa avec une horripilante rapidité.

La croissance de Jack commençait à devenir un problème. Pas une semaine ne s’écoulait sans qu’il constate un accroissement inquiétant de sa taille. Ses braies constituaient une source permanente d’embarras ; quatre mois plus tôt, elles tombaient discrètement sur ses chevilles, et voilà qu’elles menaçaient désormais de dévoiler ses tibias. Et quels tibias ! Osseux, blafards… Jack était convaincu que tout le monde aux cuisines avait remarqué cette pathétique exposition de chair.

D’un naturel pratique, il avait décidé de se confectionner des habits plus flatteurs. Malheureusement, les travaux d’aiguille exigent de la patience, non du désespoir, et son rêve de braies neuves se révéla inaccessible ; Jack en était donc réduit à porter les anciennes le plus bas possible. Elles flottaient autour de ses hanches, retenues par une simple ficelle. Jack avait souvent imploré Bore, priant pour que ladite ficelle ne cède pas en présence de quelqu’un d’important – d’une femme, par exemple.

Sa taille devenait de plus en plus problématique. D’abord, sa croissance verticale était sans commune mesure avec son développement latéral et Jack avait la pénible impression de posséder le physique d’un manche à balai. Plus grave, il dépassait désormais ses supérieurs, dominant Tilly d’une tête et Frallit d’une oreille. Le maître boulanger commençait à considérer la taille de Jack comme un affront personnel et on l’entendait souvent marmonner qu’un grand flandrin pareil ne ferait jamais un boulanger digne de ce nom.

La principale responsabilité de Jack, en tant que mitron, consistait à alimenter en permanence l’immense four à pain. C’était dans ce four, de la taille d’une petite pièce, que l’on cuisait le pain des centaines de courtisans et de serviteurs qui vivaient au château.

Frallit se faisait un devoir de fournir du pain frais chaque matin. Pour cela, il se levait quotidiennement à cinq heures afin de superviser la préparation. Le feu devait être entretenu toute la nuit, car, s’il s’éteignait, l’énorme four de pierre demanderait une journée entière pour remonter à la température requise. Il incombait donc à Jack de le surveiller jusqu’à l’aube.

Toutes les heures, Jack ouvrait la trappe en fer au pied de l’installation et rajoutait quelques bûches. Cette corvée ne l’ennuyait pas. Il s’était habitué à dormir par intervalles d’une heure. Pendant l’hiver, quand un froid glacial régnait dans les cuisines, il lui arrivait de s’endormir contre le four, son corps maigre blotti contre la pierre chaude.

Parfois, dans ce moment délicieux entre éveil et sommeil, Jack s’imaginait que sa mère vivait toujours. Dans les derniers mois de sa maladie, la malheureuse était aussi brûlante que le four. Enfoui en son sein, une source de chaleur la consumait plus sûrement que n’importe quelle flamme. Jack se souvenait du corps de sa mère pressé contre le sien – de ses os légers, cassants comme du pain dur. Une faiblesse si terrible que Jack ne voulait pas y penser. Pour l’essentiel, avec ses journées passées à chercher des sacs de farine au grenier, tirer de l’eau au puits, gratter les cendres du four et empêcher la levure de tourner, il parvenait plus ou moins à oublier la douleur de son absence.

Jack se découvrit un véritable talent pour mesurer les quantités de farine, de levure et d’eau nécessaires à la préparation quotidienne des différentes pâtes, qu’il calculait plus rapidement même que le maître boulanger. Il était suffisamment intelligent pour ne pas en faire étalage, cependant. Frallit veillait jalousement sur ses prérogatives.

Depuis peu, Jack s’était vu octroyer le privilège de pétrir la pâte. « Travaille-moi ça comme une poitrine de vierge, disait Frallit. D’abord doucement, à peine une caresse, ensuite plus fermement lorsque tu sens qu’elle s’abandonne. » Le maître boulanger pouvait devenir presque lyrique après une coupe de bière ; c’était la deuxième coupe qui le rendait mauvais.

Pétrir la pâte marquait une nouvelle étape pour Jack, indiquant qu’il deviendrait bientôt un apprenti à part entière. Son avenir au château serait alors assuré. En attendant, il demeurait à la merci de ceux qui se trouvaient au-dessus de lui – ce qui, dans la hiérarchie impitoyable des gens du château, signifiait tout le monde.

La nuit était tombée entre le moment où il avait quitté la salle des serviteurs et son arrivée aux cuisines. Ce n’était pas la première fois que Jack éprouvait la sensation de voir le temps lui glisser entre les doigts, comme le fil d’une bobine neuve. Tantôt, il mettait la pâte à lever, et la minute suivante, Frallit lui assénait des taloches pour l’avoir laissée durcir au point d’attirer les mouches. Il devait penser à tant de choses ! Et son imagination le rattrapait sans cesse. Une simple table en bois le faisait songer à l’arbre dont elle provenait, à l’ombre qu’il avait jetée, peut-être, sur quelque héros d’autrefois.

« Tu es en retard », dit Frallit. Il attendait Jack devant le four, les bras croisés.

« Désolé, maître Frallit.

— Désolé, l’imita Frallit. Désolé. J’espère bien que tu es désolé. J’en ai assez de tes retards. La chaleur du four a baissé dangereusement, mon garçon. Dangereusement. » Le maître boulanger avança d’un pas. « Et qui aura des ennuis si le feu s’éteint et qu’on ne peut pas cuire de pain de toute la journée ? Moi. Et personne d’autre. » Frallit prit sa pelle à pâte sur l’étagère et l’abattit sèchement sur le bras de Jack. « Je vais t’apprendre à mettre en jeu ma réputation. » Il trouva le rythme et continua de frapper jusqu’à ce que le manque de souffle l’oblige à faire une pause.

Une petite foule s’était rassemblée, attirée par les cris. « Laissez le gosse tranquille, Frallit », risqua une pauvre laveuse de vaisselle. Guilloc, le cellérier, la fit taire d’une bonne gifle.

« Silence, insolente. Ce ne sont pas tes affaires. Le maître boulanger a parfaitement le droit de corriger quiconque se trouve au-dessous de lui. » Il se retourna vers le reste des serviteurs. « Que cela vous serve de leçon à tous. » Sur quoi, il adressa un hochement de tête à Frallit et dispersa l’assistance.

Jack tremblait. Tout son bras le lançait – la pelle avait creusé des marques profondes dans la chair. Des larmes de souffrance et de rage lui piquaient les yeux. Il plissa les paupières, bien décidé à les retenir.

« Et où étais-tu, cette fois ? » Le maître boulanger n’attendit pas la réponse. « Encore à rêvasser, je parie. La tête dans les nuages, à t’imaginer que tu vaux mieux que nous. » Frallit se rapprocha et empoigna Jack par la nuque – son haleine empestait la bière. « Je vais te dire, mon garçon, ta mère était une putain et tu nés rien d’autre qu’un fils de putain. Demande à n’importe qui au château, on te dira la même chose. Et une putain étrangère, par-dessus le marché. »

Jack sentait le sang cogner contre son crâne, l’air lui brûler les poumons. Il n’avait qu’une idée en tête – peu importait la douleur, ou la peur du ridicule – il fallait qu’il sache. « D’où venait-elle ? » s’écria-t-il.

C’était la question la plus importante de sa vie. Elle le concernait autant que sa mère – car ils avaient les mêmes origines tous les deux. Il n’avait pas de père et l’acceptait comme son destin, mais sa mère lui devait quelque chose, une chose qu’elle avait omis de lui transmettre : une identité. Personne au château n’ignorait qui il était, ni d’où il venait. En observant les autres, Jack avait constaté leur assurance tacite ; leur vie n’était pas faite de questions sans réponses, eux savaient leur place, l’histoire de leur famille, leurs grands-pères et grands-mères. Et, forts de ce savoir, ils se connaissaient eux-mêmes.

Jack les enviait. Il aurait aimé se joindre à leurs conversations, glisser nonchalamment : « Oh, oui, la famille de ma mère est de Calfern, à l’ouest de la Leye », mais une telle affirmation de soi lui était interdite. Il ignorait tout de sa mère – le lieu de sa naissance, sa famille, et jusqu’à son vrai nom. Autant de mystères pour lesquels il la haïssait, parfois, lorsque les gens se moquaient de lui en le traitant de bâtard.

Frallit relâcha sa prise. « Comment le saurais-je ? dit-il. Je n’ai jamais fait appel à ses services. » Il serra le cou de Jack une dernière fois puis le laissa partir. « Maintenant, va remettre du bois dans le four avant que je ne change d’avis et que je t’étrangle sur place. » Il s’éloigna en laissant Jack à son travail.

Bevlin attendait un visiteur. Il ignorait son identité mais percevait son approche. Allons graisser un nouveau canard, se dit-il machinalement. Puis il changea d’avis. Tout le monde n’appréciait pas forcément son péché mignon. Mieux valait opter pour la prudence et mettre à rôtir le cuissot de bœuf ; certes, il avait plusieurs semaines, mais qu’importe – une poignée d’asticots n’avait jamais tué personne ; cela rendait même la viande plus tendre et plus juteuse, à ce qu’on disait.

Bevlin alla donc chercher le cuissot à la cave, le saupoudra de sel et d’épices, l’enveloppa dans des feuilles de bardane et l’enfouit dans l’âtre au milieu des braises rougeoyantes. Le bœuf rôti demandait davantage de travail que le canard à la graisse ; restait à espérer qu’il plairait à son hôte.

Le soir tombait quand le visiteur arriva enfin. Il faisait bon dans la cuisine de Bevlin, emplie de fumets délicieux. « Entre, mon ami, lança Bevlin d’une voix rauque en réponse aux coups frappés à la porte. C’est ouvert. »

L’homme qui fit son entrée surprit le guérisseur par son jeune âge. Il était grand et séduisant ; malgré la poussière de la route, ses mèches blondes renvoyaient la lumière du feu. Ses vêtements en revanche, d’un gris terne, paraissaient moins flamboyants ; même les cuirs, noirs ou feu à l’origine, avaient rendu les armes devant l’acharnement de la poussière. Seul un foulard noué autour de son cou apportait une note de couleur dans ce tableau. Bevlin trouva quelque chose de touchant à son éclat écarlate fané.

L’étranger ressentait manifestement la fatigue du voyage, ce qui n’avait rien d’étonnant ; après tout, Bevlin vivait dans un endroit très reculé – à deux jours de cheval du hameau le plus proche, si on pouvait qualifier ainsi trois fermes et un tas d’immondices.

« Bienvenue, étranger. Je te souhaite le bonsoir ; viens partager mon repas et mon feu. » Bevlin sourit ; quoique surpris de se voir attendu, le jeune homme n’en laissait rien paraître.

« Merci, monsieur. Suis-je bien chez Bevlin le guérisseur ? » L’étranger avait une belle voix, grave, avec un soupçon d’accent paysan.

« Je suis Bevlin.

— Et moi Taol, chevalier de Valdis. » Il s’inclina avec grâce. La révérence n’avait pas de secret pour Bevlin ; il avait séjourné dans les plus grandes cours des Terres connues, s’était incliné devant les souverains les plus glorieux. Celle du jeune homme avait le charme d’une technique récemment acquise.

« Un chevalier de Valdis ! J’aurais dû m’en douter. Mais pourquoi m’envoyer un simple novice ? J’espérais quelqu’un de plus âgé. » Bevlin était parfaitement conscient d’insulter son visiteur. Il le faisait sans malice, pour éprouver son caractère et son comportement ; il ne fut pas déçu par sa réponse.

« Je m’attendais quant à moi à quelqu’un de plus jeune, monsieur, dit l’étranger avec un sourire aimable, mais je ne vous ferai pas grief de votre âge.

— Bien parlé, jeune homme. Appelle-moi Bevlin – tous ces « monsieur » me rendent un peu nerveux. Viens, commençons par manger, nous parlerons ensuite. Préfères-tu du bœuf rôti au sel ou un bon canard à la graisse ?

— Je crois que je préfère le bœuf, mons… heu, Bevlin.

— Excellent, répondit Bevlin en passant dans la cuisine. Pour ma part, je crois que je vais prendre du canard ! »

« Tiens, bois un peu de lacus. Cela devrait calmer tes maux de ventre. » Le guérisseur versa un liquide argenté dans une coupe qu’il offrit à son compagnon. Ils avaient dîné en silence – le chevalier avait résisté à toutes ses tentatives pour amorcer la conversation. Bevlin ne lui en tenait pas rigueur, car on pouvait sans doute attribuer sa réserve à ses douleurs intestinales. Le chevalier, pâle et visiblement malade, goûta la boisson. D’abord circonspect, il trouva le liquide à son goût et vida sa coupe. Et comme tant d’autres avant lui, en des époques sans nombre, il la tendit pour qu’on le resserve.

« Au nom de la création, quelle est cette boisson ? Je n’ai jamais rien bu de semblable.

— Oh, je t’assure qu’elle est très répandue dans certaines régions du monde. On la prépare en pressant doucement la paroi interne d’un estomac de chèvre. » L’autre gardant un visage de marbre, Bevlin développa. « Tu as sûrement entendu parler des nomades qui sillonnent les Grandes Plaines ? » Taol hocha la tête. « Eh bien, ces gens dépendent entièrement de leurs chèvres ; elles leur procurent le lait, la laine et, lorsqu’elles sont tuées, la viande ainsi que ce liquide pour le moins inhabituel. Il s’agit d’une espèce très particulière. Des créatures bien utiles, n’est-ce pas ? » Le jeune homme acquiesça à contrecœur, mais Bevlin voyait bien qu’il commençait à se sentir mieux.

« Le plus étonnant avec le lacus, c’est que servi froid, il soigne les affections du ventre ainsi que celles des parties, heu, comment dire, intimes ; mais si on le réchauffe, sa nature s’altère et il apaise les douleurs articulaires et les maux de tête. Je me suis même laissé dire qu’en application sous forme condensée, il pouvait accélérer la cicatrisation des blessures et prévenir l’infection. »

Bevlin se sentait un peu coupable. Conscient d’avoir empoisonné son visiteur avec son bœuf avarié, il se promit de lui offrir sa dernière outre de lacus quand il repartirait.

« N’y a-t-il rien d’autre dans le lacus que la somme de ses ingrédients ? »

Le chevalier avait un esprit pénétrant. Bevlin révisa son jugement sur lui. « Disons qu’il comporte un ingrédient supplémentaire qui ne doit rien à la chèvre.

— La sorcellerie. »

Bevlin sourit. « Tu es très direct. Trop de gens ont peur de mettre un nom sur l’invisible par les temps qui courent. Cela ne fait pourtant aucune différence ; le nom ne rend pas la chose moins secrète.

— Mais il en est qui…

— Oui, il en est qui la pratiquent encore. » Le guérisseur se leva. « Beaucoup estiment qu’ils feraient mieux de s’abstenir.

— Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que, comme bon nombre de choses – les étoiles, les orages –, la sorcellerie est mal comprise, et que nous avons peur de ce que nous ne comprenons pas. » Bevlin jugea qu’il en avait dit assez. Il n’éprouvait aucune envie de satisfaire la juvénile curiosité du chevalier. Que Taol apprenne par l’expérience – lui se sentait trop vieux pour jouer au professeur. Ramenant la conversation à son sujet original, le guérisseur déclara : « Tu devrais dormir, maintenant. Tu es fatigué, et tu as besoin de repos. Nous parlerons demain matin. »

Le chevalier comprit que la discussion était close et se leva. Bevlin aperçut brièvement une marque au fer rouge sur son avant-bras – deux cercles, l’un dans l’autre. Le cercle intérieur était tout frais : la chair était encore enflée. Une entaille au couteau les barrait en plein milieu, fermée par des points de suture. C’était un endroit curieux pour une blessure.

Cicatrices de batailles mises à part, le chevalier paraissait jeune pour avoir gagné le cercle médian. Bevlin l’avait pris pour un novice. Peut-être aurait-il pu s’étendre davantage sur la composition du lacus ? Le chevalier se serait sûrement montré intéressé

— le deuxième cercle marquait l’érudition, pas uniquement la maîtrise de l’épée. Cela étant, Bevlin lui offrait déjà une chance d’accéder à la gloire – pourquoi lui faire également cadeau du savoir ?

À peine entrée dans les appartements de son père, messire Maybor, Melli fila dans sa chambre où se trouvait le plus précieux des objets : un miroir, le seul auquel elle avait accès – on considérait ce genre d’ustensile de trop grande valeur pour être confié à une enfant. Melli écarta les épais rideaux rouges pour laisser entrer la lumière dans la chambre à coucher.

La pièce, tout en cramoisi et or, était un peu trop flamboyante au goût de Melli. Quand elle posséderait ses propres appartements, elle montrerait davantage d’exigence dans le choix du mobilier. Elle savait fort bien que le tapis qu’elle foulait était inestimable, que le miroir qu’elle venait consulter était officiellement le plus beau du royaume – plus beau encore que celui de la reine. Malgré tout, ces témoignages des richesses de son père ne l’impressionnaient guère.

Melli se rendit directement au miroir. Ce qu’elle y vit la déçut : sa poitrine restait plate comme une planche. Elle inspira profondément, poussant son maigre buste en avant, tâchant de se représenter avec des seins. Elle croyait qu’ils pousseraient d’un jour à l’autre, mais chaque fois qu’elle se glissait dans les appartements de son père, son reflet demeurait inchangé.

Une part de Melli brûlait d’impatience de devenir femme. Oh, pouvoir utiliser son nom de dame, Melliandra, au lieu d’un diminutif ridicule. Comme elle détestait ce sobriquet ! Ses frères aînés s’en moquaient sans arrêt : Melli, Melli maigre et pas très jolie ! Mille fois elle avait entendu cette rime. Si seulement son sang voulait se mettre à couler, on l’autoriserait enfin à se servir de son véritable nom… et puis, il y aurait la robe de cour.

Toutes les jeunes dames se voyaient offrir à la puberté une robe spéciale, dans laquelle on les présentait à la reine. Melli ne doutait pas de paraître à son avantage : son père était l’un des hommes les plus riches des Quatre Royaumes et ne manquerait pas cette opportunité de faire étalage de son immense fortune.

Elle avait déjà décidé de quoi sa robe serait faite : de tissu d’argent – une soierie rehaussée de fils d’argent, ruineuse, et d’une beauté exquise. L’art de sa production s’était perdu depuis longtemps dans le Nord et il faudrait l’importer spécialement du Lointain Sud. Melli savait que rien ne ferait plus plaisir à son père qu’une dépense aussi fastueuse.

La condition de femme n’avait pas que des avantages, cependant ; tôt ou tard, Melli devrait se marier. Elle savait parfaitement qu’on ne lui demanderait pas son avis – une fille était considérée comme la propriété de son père, qui en disposait à sa guise. Le moment venu, il la troquerait contre n’importe quoi : terres, prestige, titres, richesses, alliances… Tel était le lot des femmes dans les Quatre Royaumes.

Elle n’appréciait guère les minauderies des jeunes nobles de la cour. Elle avait même entendu parler d’une union possible entre elle et le prince Kylock ; après tout, ils étaient du même âge. Cette simple idée la faisait frémir. Elle détestait ce garçon froid et arrogant. On avait beau lui prêter des connaissances sans rapport avec son âge et une grande adresse à l’épée, il lui faisait peur et Melli se méfiait de son charme vénéneux.

Elle s’apprêtait à quitter la chambre quand elle entendit un bruit de pas, puis des voix, dans la pièce voisine. Son père ! Il serait certainement fâché de la trouver là, et risquait même de la punir. C’est pourquoi, au lieu de révéler sa présence en quittant les lieux, elle décida de rester cachée jusqu’au départ des nouveaux arrivants. Elle reconnut d’abord la voix grave et puissante de son père, puis une autre, profonde, séduisante, aux accents familiers ; elle l’avait déjà entendue…

Messire Baralis ! Voilà à qui elle appartenait. La moitié des femmes de la cour le trouvaient fascinant, les autres le fuyaient.

Melli était surprise, car sans connaître grand-chose à la politique, elle n’ignorait pas combien son père et Baralis se haïssaient. Elle se rapprocha de la porte pour entendre ce qu’ils disaient. Pas par indiscrétion, se dit-elle, juste par curiosité. Messire Baralis était en train de parler sur un ton calme et persuasif.

« Autoriser Lesketh à faire la paix avec les Halcus provoquerait un désastre pour notre pays. Le bruit se répandrait bientôt que le roi n’a aucune fierté et nos ennemis viendraient frapper à notre porte et nous arracher littéralement le pays sous les pieds. »

Il y eut une pause. Melli entendit un froissement de soie, puis le bruit d’un verre de vin qu’on remplissait. Baralis reprit la parole. « Nous savons tous les deux que les Halcus ne se contenteront pas de voler notre eau – leurs regards avides se poseront aussi sur nos terres. Combien de temps observeront-ils cette paix qu’on nous propose, selon vous ? » Après un bref silence, Baralis répondit à sa propre question. « Juste celui de constituer et d’entraîner une armée ; après quoi, sans crier gare, ils marcheront droit sur le cœur des Quatre Royaumes.

— Je sais mieux que quiconque que la paix de Pont-du-Cor serait un désastre, Baralis. » La voix de Maybor était chargée de mépris. « Pendant plus de deux cents ans, bien avant qu’aucun de vos ancêtres ne s’installe dans les Quatre Royaumes, ma famille a joui de droits exclusifs sur le Nestor. Céder ces droits dans le cadre d’un accord de paix constituerait une grave erreur.

— En effet, Maybor, approuva messire Baralis d’une voix apaisante non dépourvue d’ironie. Le Nestor est le sang de la terre pour nos fermiers de l’est et, si je ne m’abuse, il arrose une bonne partie de vos propriétés orientales.

— Vous savez bien que oui, Baralis ! » Melli décela une trace de colère caractéristique dans la voix de son père. « Vous n’ignorez pas que si cette paix devait se conclure, ce sont mes terres, ainsi que celles que je destine à mes fils, qui seraient le plus touchées. C’est l’unique raison pour laquelle vous vous trouvez ici aujourd’hui. » La voix de Maybor devint sourde, menaçante. « Ne vous méprenez pas à mon sujet, Baralis. Je ne me laisserai pas entraîner dans vos intrigues au-delà de ce que je jugerai opportun. »

Le silence régna un moment puis messire Baralis reprit la parole, d’un ton très différent, presque conciliant : « Vous ne seriez pas le seul à pâtir de la paix, Maybor. De nombreux seigneurs des terres orientales nous soutiendront. »

Après un bref silence, Baralis continua d’une voix réduite à un chuchotement : « Ce qui importe maintenant, c’est de mettre le roi hors de combat et d’empêcher la rencontre prévue avec les Halcus à Pont-du-Cor. »

C’était une trahison, Melli commençait à regretter sa curiosité. Elle s’était refroidie et s’aperçut qu’elle grelottait. Mais elle ne parvenait pas à se détacher de la porte.

« Le temps presse, Maybor », murmura Baralis. Sa belle voix était chargée d’une note insistante.

« Je sais, mais faut-il que ce soit demain ?

— Voulez-vous courir le risque de laisser Lesketh signer la paix à Pont-du-Cor ? Car il a l’intention de le faire, et la rencontre aura lieu dans un mois. » Melli entendit son père grommeler son approbation. « Demain s’offre à nous une occasion unique ; le groupe de chasse sera réduit au roi et à ses favoris. Vous pourrez les accompagner pour écarter les soupçons.

— Je n’accepterai que si vous m’assurez que le roi se remettra de ses blessures.

— Comment pouvez-vous me demander cela, Maybor, alors que c’est un de vos hommes qui tirera la flèche ?

— Ne jouez pas ce jeu-là avec moi, Baralis. » La voix de son père vibrait de colère. « Vous seul savez quelle infecte concoction imprégnera la pointe.

— Je vous assure, messire Maybor, que l’infecte concoction ne fera que donner au roi un peu de fièvre pour quelques semaines et ralentir sa guérison. Dans deux mois, il paraîtra de nouveau lui-même. » Melli détecta une légère ambiguïté dans les paroles de messire Baralis.

« Très bien, je vous enverrai mon homme ce soir, déclara son père. Préparez votre flèche.

— Une seule vous suffira ?

— C’est un fin tireur, il n’aura pas besoin de plus. Je dois partir, maintenant. Ne vous faites pas remarquer en sortant.

— N’ayez crainte, Maybor, personne ne me verra. Encore une chose, cependant. Il serait bon que la flèche soit détruite une fois extraite du corps du roi.

— J’y veillerai. » La voix de son père était sombre. « Bonne journée, Baralis. » Melli entendit la porte claquer, puis un léger tintement de verre indiquant que Baralis se resservait du vin.

« Tu peux sortir, maintenant, ma jolie », appela-t-il. Melli ne pouvait pas croire qu’il s’adressait à elle. Elle se figea sur place, n’osant plus respirer. Après une minute, la voix de Baralis retentit de nouveau : « Allez, petite, sors de là ; ne m’oblige pas à venir te chercher. »

Melli était sur le point de se cacher sous le lit quand Baralis entra dans la chambre, jetant une ombre gigantesque devant lui.

« Oh, Melli, comme tu as de grandes oreilles. » Il secoua la tête d’un air de reproche. « C’est très vilain d’écouter aux portes. » Sa voix possédait une qualité hypnotique, et Melli se sentit prise de somnolence.

« Écoute, Melli, jure de ne rien répéter de ce que tu as entendu et, de mon côté, je promets de ne rien dire à ton père. » Baralis posa sa coupe sur une table basse pour soumettre Melli à l’examen de ses yeux noirs perçants. « Qu’en dis-tu, ma jolie ? Marché conclu ? »

Melli avait la tête si lourde qu’elle se souvenait à peine de quoi ils parlaient. Elle hocha la tête, tandis que Baralis s’asseyait sur le lit. « Gentille fille ! Tu es une gentille fille, n’est-ce pas ? » Melli acquiesça rêveusement. « Viens t’asseoir un peu par ici, me montrer à quel point tu sais être gentille. » Melli sentit son corps s’avancer de son propre chef. Elle s’assit sur les genoux de Baralis et lui passa les bras autour du cou. Elle sentit son odeur, aussi attirante que sa voix – une fragrance sensuelle où la sueur se mêlait aux épices rares.

« Gentille fille, répéta-t-il en posant les mains sur ses hanches. Maintenant, dis-moi ce que tu te rappelles exactement. » Melli se trouva incapable de prononcer un mot, encore moins de se souvenir de quoi que ce soit ; elle avait la tête vide. Baralis parut satisfait de son silence. « Tu es vraiment très jolie. » Elle le sentit caresser l’étoffe raide de sa robe. Sa main descendit plus bas, le long de sa jambe, sous son jupon ; ses doigts froids se posèrent sur sa cuisse. Melli était vaguement effrayée mais ne pouvait rien faire. La main de Baralis entreprit de remonter. Puis, de l’autre main, il effleura doucement sa maigre poitrine. Melli remarqua pour la première fois à quel point ses mains étaient laides, boursouflées et couturées de cicatrices.

Révulsée par ce spectacle, Melli se secoua et, au prix d’un gros effort, parvint à s’extraire de sa léthargie. Ses idées se clarifièrent ; elle se leva d’un bond. Vive comme l’éclair, elle fila hors de la chambre, poursuivie par l’écho du rire de Baralis.

Cette petite coquine ne posera aucun problème, songea Baralis en la regardant s’enfuir. Il était dommage qu’elle ait détalé si vite ; la rencontre commençait à devenir intéressante. Toutefois, d’autres affaires plus pressantes attendaient Baralis et son désir retombait déjà.

Il quitta les appartements de Maybor par un passage dérobé et regagna sa propre suite afin de préparer le poison pour la flèche du roi : une tâche délicate, qui réclamait du temps. Dangereuse, également – les nombreuses cicatrices et boursouflures de ses mains en attestaient. Il allait appliquer sur le fer un poison particulièrement pernicieux et ne serait pas surpris de voir apparaître de nouvelles marques et rougeurs sur la chair tendre de ses paumes d’ici à la fin de la journée.

Baralis avait une autre tâche en souffrance : il lui fallait recruter un scribe aveugle. Il venait de recevoir la bibliothèque complète de Tavalisc – de fait, l’événement qu’il préparait avec Maybor venait aussi en contrepartie de ce prêt. Il sourit d’un air entendu. Il aurait arrangé l’accident du roi de toute manière, mais pour le moment il lui convenait de laisser croire à Tavalisc que c’était lui qui tirait les ficelles.

Non qu’il ait jamais commis l’erreur de sous-estimer Tavalisc. L’homme avait un talent certain pour semer le trouble. D’un simple geste de ses doigts chargés de bijoux, il pouvait rayer plusieurs villages de la carte. Lorsque les intérêts de sa Rorne chérie étaient en jeu, on l’entendait crier bien haut : « Hérétiques ! » Baralis ne pouvait qu’admirer le pouvoir que lui conférait sa position.

Ladite position n’était pas pour autant d’une grande stabilité, et avait d’ailleurs conduit Tavalisc à accepter de prêter sa bibliothèque. Tavalisc avait besoin que Rorne demeure prospère ; tant que la cité continuait à exceller dans son domaine – s’enrichir par la banque et le commerce – sa place demeurait assurée. Les affaires de Rorne, comme celles d’un chirurgien en temps de peste, n’étaient jamais aussi florissantes que quand celles des autres périclitaient. Qu’un début d’insurrection se déclare dans le Nord, et l’argent se déplacerait prudemment vers le Sud.

Ce n’était pas tout, bien entendu. On ne se montrait jamais trop vigilant avec Tavalisc – l’homme était versé dans la sorcellerie. Il était difficile de savoir à quel point, les rumeurs ne constituaient pas des certitudes. Baralis ne l’avait rencontré qu’une fois et il avait eu du mal à prendre la mesure du personnage – son obésité faisait une bonne diversion, mais cela avait suffi pour qu’ils sachent tous les deux à quoi s’en tenir. Oui, mieux valait se méfier de Tavalisc : un adversaire n’est jamais aussi dangereux que lorsqu’il a une connaissance intime de vos propres armes. Et Baralis ne perdait pas de vue qu’un jour où l’autre Tavalisc deviendrait son ennemi.

Dans l’immédiat, l’alliance profitait aux deux hommes : Tavalisc encourageait un conflit fructueux pour lui au sein des Quatre Royaumes et, en retour, Baralis obtenait accès à quelques-uns des écrits les plus rares et les plus secrets des Terres connues.

Il n’était pas stupide ; avant même l’arrivée des énormes coffres la semaine dernière, il savait que des volumes manqueraient. Tavalisc avait conservé ceux qu’il jugeait trop précieux ou dangereux pour les lui montrer.

Restait néanmoins une masse fantastique de connaissances dans ce que Baralis avait reçu : des grimoires comme il n’en avait jamais imaginé, reliés en cuir, en peau, en soie. Retraçant l’histoire de peuples dont il n’avait jamais entendu parler, montrant des images de créatures qu’il n’avait jamais vues, donnant des recettes de poisons qu’il n’avait encore jamais utilisés. Des manuscrits d’une délicatesse infinie, que l’âge avait rendus fragiles et dont la reliure s’effilochait, traitant de conflits anciens, montrant des cartes de la voûte céleste, dressant des listes de trésors perdus depuis des temps immémoriaux… et bien d’autres choses encore. Baralis se sentait pris de vertige à l’idée de toutes ces connaissances.

Il était bien décidé à faire copier l’intégralité de la bibliothèque de Tavalisc avant de la lui renvoyer. Voilà pourquoi il lui fallait un scribe aveugle : quelqu’un qui copierait chaque page mot à mot, sans rien comprendre de ce qu’il écrirait. Baralis n’avait nullement l’intention de partager le savoir rarissime et merveilleux contenu dans ces livres.

Il avait besoin d’un garçon adroit de ses mains et attentif aux détails, un garçon intelligent, mais qui ne saurait ni lire ni écrire. Impossible de s’en remettre à Craupe, aussi gauche que stupide. Les fils de nobles ou d’écuyers apprenaient à lire dès l’enfance et ne conviendraient pas davantage. Baralis devrait chercher ailleurs son scribe aveugle.

 

Jack fut tiré du sommeil par Tilly. L’aide pâtissière prenait un malin plaisir à le secouer beaucoup plus sèchement que nécessaire. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il, aussitôt inquiet à l’idée d’avoir trop dormi. Un jour pâle et ténu filtrait dans les cuisines, signe que l’aube venait d’éclore. Son bras le lança douloureusement quand il se leva et les paroles de Frallit la veille au soir lui revinrent en mémoire.

Tilly posa un doigt sur ses lèvres, lui fit signe de la suivre et le conduisit à la réserve de farine. « Guilloc veut te voir. » Tilly écarta l’un des sacs de farine pour dévoiler une cachette remplie de pommes. Elle en choisit une, hésita un moment à en offrir une autre à Jack, puis décida de n’en rien faire et remit le sac en place.

« Es-tu sûre que c’est moi qu’il veut, Tilly ? » Jack avait de quoi être surpris, car il avait rarement affaire au cellérier. Son esprit le ramena plusieurs semaines en arrière, quand il avait tiré quelques bières en douce à la suite d’un défi lancé par un garçon d’écurie. Guilloc avait fini par découvrir le pot aux roses, semblait-il ; après tout, l’homme était connu pour son œil intraitable. Jack avait l’affreux pressentiment que l’œil en question venait de s’arrêter sur lui.

« Évidemment que j’en suis sûre, imbécile ! Il t’attend dans la cave à bière. Tu ferais mieux de te dépêcher. » Tilly croqua dans sa pomme à belles dents. Elle regarda Jack lisser ses cheveux et ses vêtements. « Je ne me donnerais pas cette peine si j’étais toi. On peut brosser un cheval de labour, ça n’en fait pas un étalon. » Elle lui jeta un regard supérieur tout en essuyant le jus de pomme qui lui coulait sur le menton.

Jack se hâta en direction de la cave à bière, se demandant quelle forme revêtirait sa punition. L’année dernière, quand Guilloc l’avait pris à voler des pommes pour tenter de brasser son propre cidre, il l’avait corrigé d’importance. Jack espérait sincèrement qu’une nouvelle correction l’attendait. L’alternative était bien pire : se faire chasser du château.

Les cuisines de Château Harvell représentaient la seule maison qu’il ait jamais connue ; il était né dans la salle des serviteurs. Quand sa mère était devenue incapable de s’occuper de lui, les laveuses de vaisselle l’avaient pris sous leur aile ; quand il avait eu faim, les cuisiniers l’avaient nourri ; quand il avait commis des erreurs, le maître boulanger l’avait houspillé. Les cuisines constituaient son refuge et le grand four son foyer. La vie au château n’était pas facile, mais au moins s’avérait-elle familière ; et pour un garçon sans père ni mère ni parent d’aucune sorte, la familiarité offrait ce qui se rapprochait le plus d’un sentiment d’appartenance.

La cave à bière se présentait comme une immense salle où s’alignaient plusieurs rangées de cuves en cuivre remplies de bière à différents stades d’élaboration. Quand ses yeux furent habitués à la pénombre, Jack eut la surprise de découvrir Frallit debout à côté de Guilloc, en train de siroter une chope de bière. Les deux hommes paraissaient étrangement nerveux. Guilloc parla le premier : « On ne t’a pas suivi ? » Ses petits yeux volèrent vers la porte, vérifiant que personne ne se tenait sur le seuil.

« Non, monsieur. »

Guilloc hésita un instant, frottant son menton rasé de près. « Mon excellent ami le maître boulanger me dit que tu es habile de tes mains. Est-ce vrai, mon garçon ? » Une certaine tension perçait dans la voix du cellérier, et Jack commença sérieusement à s’inquiéter. Il repoussa ses cheveux en arrière pour affecter un air nonchalant.

« Parle, mon garçon, l’heure n’est pas à la fausse modestie. Le maître boulanger prétend que tu as un vrai don pour pétrir la pâte. Il dit aussi que tu aimes tailler et sculpter le bois. C’est vrai ?

— Oui, monsieur. »

Jack ne savait sur quel pied danser. Après la correction de la veille, il ne s’attendait guère à des compliments de Frallit.

« Je vois que tu as de bonnes manières et je m’en réjouis. Mais d’après le maître boulanger, tu fais parfois la forte tête et tu as besoin d’une bonne raclée de temps en temps. Exact ? » Jack ne sachant que répondre, Guilloc poursuivit. « Une occasion unique va peut-être s’offrir à toi. Tu ne voudrais pas rejeter une chance pareille, hein, mon garçon ? »

Les mèches que Jack avaient chassées de ses yeux menaçaient de retomber. Il fut contraint d’incliner légèrement la tête pour prévenir leur chute imminente. « Non, monsieur.

— Bon. » Guilloc jeta un regard nerveux vers les énormes cuves. Un homme s’en détacha. Jack ne vit pas clairement ses traits, car l’autre demeurait hors du cercle de lumière, mais, au froissement soyeux de ses habits le jeune garçon comprit qu’il s’agissait d’un noble.

L’étranger prit la parole, d’un ton mielleux qui détonnait dans la cave à bière. « Jack, je vais te poser une seule question. Réponds-moi sans détour et prends garde, car je saurai si tu mens. » Jack n’avait encore jamais entendu une telle voix, grave, onctueuse et cependant chargée de pouvoir. Il ne douta pas un instant de la capacité de l’étranger à distinguer le vrai du faux et acquiesça respectueusement. Ce geste lui fit retomber les cheveux dans les yeux.

« Je répondrai de mon mieux, monsieur.

— Très bien. » Jack distingua l’ébauche d’un mince sourire. « Approche, que je te voie mieux. » Il s’avança de quelques pas. L’homme tendit une main difforme et dégagea les mèches qui lui masquaient le visage ; un bref instant, ses doigts effleurèrent la joue de Jack. Ce dernier eut toutes les peines du monde à contenir un frisson de dégoût. « Ton visage m’est familier, mon garçon. » Le regard de l’inconnu s’attarda sur lui. En dépit de la fraîcheur qui régnait dans la cave, Jack se mit à suer. La douleur dans son bras se réduisit à une piqûre d’aiguille. « Qu’importe, passons à la question. » Il se déplaça légèrement et la lueur de la chandelle tomba en plein sur son visage. Son regard brillait d’une flamme sombre. « Jack, as-tu appris à lire et à écrire ?

— Non, monsieur. » Jack fut presque soulagé par cette question ; la menace de se voir banni du château s’estompait.

L’homme tenait Jack par la seule force de son regard. « Tu as dit la vérité. C’est bien. » Il se tourna vers Guilloc et Frallit. « Laissez-moi seul avec le garçon. » Jack ne les avait jamais vus aussi prompts à réagir, et il en aurait sans doute ri sans la présence de l’étranger.

Ce dernier regarda décamper les deux hommes d’un œil froid puis s’avança dans la lumière, où ses robes soyeuses scintillèrent doucement. « Sais-tu qui je suis, mon garçon ? » Jack secoua la tête. « Je suis Baralis, le chancelier du roi. » L’homme marqua une pause théâtrale, afin que Jack puisse mesurer pleinement l’importance de son interlocuteur. « Je vois à ton expression que mon nom ne t’est pas inconnu. » Il sourit. « Tu te demandes probablement ce que je te veux ? Eh bien, je ne te ferai pas languir plus longtemps. As-tu déjà entendu parler d’un scribe aveugle ?

— Non, monsieur.

— Un scribe aveugle est une contradiction dans les termes, car il n’est pas plus aveugle qu’il ne comprend ce qu’il écrit. Je constate que je vais un peu vite pour toi. Laisse-moi formuler cela plus simplement. Il me faut quelqu’un pour copier des manuscrits mot à mot, caractère pour caractère, quelques heures chaque jour. En es-tu capable ?

— Monsieur, je ne sais pas manier la plume. Je n’en ai jamais tenu une seule de ma vie.

— Je ne l’entendais pas autrement. » L’homme, qui avait désormais un nom, se recula dans l’ombre. « Ton travail consistera simplement à copier. Manier la plume n’est rien ; Frallit prétend que tu as l’esprit vif – tu apprendras en quelques jours. » Jack ne savait ce qui le stupéfiait le plus, l’offre du chancelier ou le fait que Frallit ait parlé de lui en bien.

« Alors, Jack, comptes-tu accepter ma proposition ? demanda Baralis d’une voix tout sucre et tout miel.

— Oui, monsieur.

— Excellent. Tu commenceras aujourd’hui. Présente-toi à mes quartiers cet après-midi. Je te retiendrai plusieurs heures tous les jours, mais tu n’abandonneras pas tes responsabilités en cuisine. » Jack ne distinguait plus Baralis ; la pénombre masquait ses traits. « Encore un détail et tu pourras partir. J’exige une discrétion totale ; ne parle à personne de ce que tu fais. Le maître boulanger te fournira un alibi le cas échéant. » Baralis s’éloigna dans les ténèbres entre les cuves de bière. Son départ ne produisit pas le moindre son.

Jack tremblait de la tête aux pieds. Ses genoux menaçaient de se mutiner et il avait les bras ballants, comme s’il venait de subir le supplice de la quille. Subitement las et faible, il s’assit à même le sol. La pierre était humide mais il se sentait trop préoccupé par ce qui venait de lui arriver pour s’en émouvoir. Pourquoi le chancelier du roi l’avait-il choisi ?

Parvenant à l’orgueilleuse conclusion que le monde des adultes ne rimait pas à grand-chose, Jack se roula en boule et glissa dans le sommeil.

 

C’était une matinée idéale pour la chasse. Les premières gelées de l’hiver avaient durci le sol et faisaient craquer les fourrés. Le soleil brillait sans chauffer, l’air était calme et limpide.

Le roi Lesketh sentit son estomac se nouer, comme chaque fois qu’il partait à la chasse. Il aimait cette sensation familière qui l’aidait à conserver l’œil vif et les idées claires. Le petit groupe s’était mis en route avant l’aube. À l’approche de la forêt, les chevaux devinrent nerveux et les chiens se mirent à aboyer, pressés de commencer. Le roi jeta un bref regard à ses compagnons, des hommes de valeur unis par l’excitation de la chasse : messires Carvell, Travin, Rolack et Maybor, les valets de chiens et une poignée d’archers.

Le roi ne regrettait pas l’absence de son fils. Il s’était même senti soulagé de ne pas le voir se présenter dans la cour avec les autres. Kylock se révélait excellent chasseur, mais sa cruauté à l’égard du gibier avait quelque chose de troublant. Il aimait jouer avec sa proie, la blesser, la mutiler sans nécessité – en s’efforçant de lui infliger le plus de souffrance possible avant la mise à mort. Le pire, aux yeux du roi, était l’effet que produisait son fils autour de lui ; en sa présence, les gens se montraient mal à l’aise, sur leurs gardes. La chasse serait plus joyeuse sans lui.

Le groupe patienta pendant qu’on détachait la meute. De longues minutes s’écoulèrent, durant lesquelles les chiens cherchèrent une proie. Ils étaient spécialement dressés à ignorer le petit gibier, comme les lapins ou les renards, et à ne renifler que le gros : un sanglier, un cerf, ou un ours à poil raide. Les chasseurs attendaient ; la tension se lisait sur les visages, les respirations se figeaient dans l’air froid. Avant longtemps, les aboiements leur parvinrent plus fort, comme un signal ; tous les regards se tournèrent vers le roi. Ce dernier lâcha un cri sauvage : « À la chasse ! » Il piqua des deux dans la forêt, suivi de près par ses hommes. L’air retentit d’un grondement de sabots, de sonneries de cor et d’aboiements.

La chasse fut longue et périlleuse. Manœuvrer à cheval entre les arbres et les fossés n’avait rien de facile. La meute entraîna les chasseurs sur une piste sinueuse au cœur de la forêt, où les bois devenaient si denses que le groupe se vit souvent contraint de ralentir, au grand déplaisir du roi. Les cris des chiens l’encourageaient à foncer, à prendre des risques, à poursuivre sa proie à n’importe quel prix. Messire Rolack galopait à côté de lui et menaçait de le dépasser. Fouaillant les flancs de sa monture, Lesketh poussa de l’avant. Les hommes gagnaient sur les chiens. Ils bondissaient par-dessus les torrents et les arbres couchés, chargeaient à travers les clairières et les sous-bois. Puis, soudain, ils entraperçurent brièvement une forme massive qui s’enfuyait devant eux.

« Un sanglier ! » exulta le roi. Ce bref aperçu lui donna le frisson : la bête était gigantesque, beaucoup plus grosse que celles qu’on trouvait d’ordinaire dans la région.

Les cavaliers serrèrent les rangs, et les archers décochèrent leurs premiers traits. La plupart se perdirent quand le sanglier replongea dans les buissons. Pourtant, quand il en ressortit un peu plus loin, il portait deux flèches : l’une dans l’échine, l’autre dans l’arrière-train. Le roi savait que ces premières blessures ne serviraient qu’à lui donner un coup de fouet, à le plonger dans une fureur aveugle qui pouvait s’avérer dangereuse. Éperonnant son cheval, il poursuivit son gibier à travers les sous-bois.

Les chiens devinrent comme fous à l’odeur du sang et se mirent à aboyer frénétiquement. Les hommes réagirent à ce bruit ; le sang avait coulé, la chasse commençait pour de bon.

Le roi galopait sans réfléchir. Sa vie ne tenait qu’à ses réflexes et à ceux de son cheval, lequel semblait deviner de lui-même quand il fallait tourner ou sauter. Le sanglier réapparut ; cette fois, une profonde ravine lui barrait la route. Les archers tirèrent de nouveau et l’animal fut touché à trois reprises ; il poussa un couinement perçant. Une flèche perdue atteignit un chien, lui crevant un œil. Dans la confusion, le sanglier se retourna contre ses poursuivants et se fraya un chemin entre eux. Le roi était furieux. « Qu’on achève cette pauvre bête ! » ordonna-t-il en grinçant des dents. Il fit volter son cheval, ramenant du sang à la pointe de ses éperons, et chargea sur les traces de son gibier.

Le sanglier ne ralentit pas. Harcelé par la meute, il fuyait toujours plus loin dans la forêt, laissant une traînée de sang sur son passage.

Enfin, l’animal fut acculé au bord d’un étang par les chiens, qui formèrent un arc de cercle autour de lui. La bête puissante labourait le sol, sur le point de charger. Les hommes préparèrent leurs armes. Le roi vint plus près, sans jamais quitter sa proie des yeux ; un faux mouvement, une seule hésitation pouvaient entraîner la mort. Lesketh n’avait qu’un instant devant lui. Il s’approcha, leva son épieu et, de toute la force de son corps, plongea l’arme dans le flanc du sanglier. La bête poussa un cri déchirant, tandis qu’un sang chaud giclait de la blessure.

Tous les seigneurs s’abattirent aussitôt sur la bête, qu’ils lardèrent de coups d’épieu. Le sang se répandit sur le sol et s’écoula vers l’étang. Les valets de chiens rappelèrent la meute ; les chasseurs jubilaient.

« Coupons-lui les couilles ! s’écria Carvell.

— Les couilles ! répéta Maybor. À qui l’honneur ?

— À vous, Maybor. On dit que vous êtes maître dans l’art de la castration. » Tout le monde rit ; la tension de la chasse se relâchait.

Maybor tira sa dague et descendit de cheval. « Par Bore ! Je n’en avais jamais vu d’aussi grosses.

— Je croyais que vous aviez un miroir, Maybor ? » railla Rolack. Les seigneurs s’esclaffèrent bruyamment. D’un seul coup habile, Maybor trancha les testicules de l’animal abattu et les offrit à l’admiration de ses compagnons.

« À la réflexion, déclara-t-il d’un ton faussement sérieux, je crois que les miennes sont plus grosses ! »

Tandis que les autres pouffaient en réponse, le roi crut entendre un chuintement familier. L’instant suivant, un choc violent à l’épaule le jetait à bas de son cheval. Il en aperçut la cause en tombant… une flèche. Tout de suite après, il eut le pressentiment que quelque chose n’allait pas. Ce n’était pas la première fois qu’il recevait une flèche, il connaissait cette sensation cuisante. La brûlure était bien présente, mais il y avait davantage – comme si quelque chose s’insinuait dans sa chair. Une douleur sourde, lancinante, s’empara de lui, et il s’évanouit.

 

Bevlin se réveilla de fort méchante humeur. Il avait passé une nuit épouvantable dans la cuisine, au milieu de ses livres. Il se demanda quelle mouche l’avait piqué – lui qui était vieux comme les collines, à peine capable de marcher – d’offrir son lit à un jeune chevalier en pleine santé pour dormir sur le bois dur de la table de la cuisine. Bien sûr, il aurait pu prendre la deuxième chambre, mais elle avait une fuite dans le toit juste au-dessus du lit – et à son âge on redoutait davantage l’humidité que l’inconfort.

Son humeur s’améliora un peu quand il vit son visiteur occupé à préparer le petit déjeuner. « Comment as-tu fait pour ne pas me réveiller ? demanda-t-il d’un air irrité.

— Cela n’a pas été difficile, Bevlin. Vous dormiez profondément. » Bevlin ne goûtait guère l’idée de ce beau jeune homme en train de le regarder dormir dans des conditions aussi indignes. Il se sentait toutefois disposé à le pardonner, considérant le fumet délicieux qui s’échappait de la poêle.

« Tu n’avais pas besoin de faire la cuisine. Je m’en serais chargé.

— Je sais, répondit Taol. C’est bien ce qui me faisait peur. »

Bevlin ne fit pas de commentaire. Le jeune homme avait des raisons de se méfier de sa nourriture.

« Que nous prépares-tu ?

— Du jambon aux champignons, assaisonné de bière épicée.

— Ça m’a l’air bon, mais crois-tu que tu pourrais rajouter de la graisse ? Le jambon me paraît un peu sec. » Le guérisseur avait un penchant prononcé pour la graisse ; elle aidait la nourriture à dévaler plus facilement son vieux gosier desséché. « Dis-moi, où donc un jeune homme raffiné comme toi a-t-il péché ces talents domestiques ? Autant que je sache, ce n’est pas le genre de choses qu’on enseigne à Valdis. »

Taol eut un sourire triste. « Ma mère est morte en couches alors que j’étais encore enfant. Elle ma laissé deux petites sœurs et un bébé sur les bras. » Le chevalier hésita, le regard perdu dans le feu. Son visage était figé en un masque impénétrable.

Quand il reprit la parole, ce fut sur un autre ton, chargé d’une gaieté forcée : « J’ai donc appris à cuisiner. » Il haussa les épaules. « Cela me rendait très populaire auprès de mes compagnons chevaliers, à Valdis. J’ai souvent gagné quelques pièces de cuivre en mettant un foie de porc à rôtir au petit matin. »

Bevlin n’accordait pas une haute importance au tact, et chez lui la curiosité prenait toujours le pas sur les bonnes manières. « Et où se trouve ta famille, aujourd’hui ? demanda-t-il. Je présume que c’est ton père qui s’occupe de tes sœurs ?

— Ne présume rien à propos de ma famille, guérisseur ! »

Bevlin fut choqué par la fureur qui vibrait dans la voix du chevalier. Il leva un bras apaisant, mais n’eut pas le temps de s’excuser.

« Bevlin, dit Taol en se détournant vers le feu, pardonnez ma colère. Je…

— N’en dis pas plus, mon ami, l’interrompit le guérisseur. Nous avons tous une part en nous qui tient à demeurer dans l’ombre. »

Une longueur de chandelle plus tard, après qu’ils eurent fini de manger, les deux hommes se retrouvèrent dans la cuisine devant une chope de bière chaude aux épices. Bevlin ouvrit avec précaution un gros volume poussiéreux. « Voici mon bien le plus précieux, annonça-t-il en indiquant les pages jaunies. Un exemplaire du Livre des Mots de Marod. Pas n’importe quelle copie, note bien : un exemplaire retranscrit fidèlement par Galder en personne, le propre serviteur du grand homme. Avant la mort de son maître, Galder avait réalisé quatre copies parfaites du chef-d’œuvre de sa vie. Ce livre est l’une d’entre elles. »

Les doigts frêles de Bevlin suivirent l’inscription sur la couverture en parchemin. « On peut voir qu’il s’agit d’une authentique copie de Galder à l’état du papier. Vers la fin, Marod était si pauvre que son serviteur n’avait plus les moyens de s’offrir du parchemin neuf et devait réutiliser des pages existantes ; il effaçait l’encre grâce à une solution d’eau de pluie et d’urine de vache, puis mettait les feuilles à sécher au soleil. En regardant attentivement, on arrive encore à distinguer le texte d’origine. »

Taol se pencha sur la page indiquée par Bevlin : le vieillard lui montra sous le texte des traces de lettres et de mots presque effacés. « L’ennui, évidemment, c’est que le produit qu’il utilisait pour laver ses pages a rongé le papier et l’a rendu cassant, friable. Je crains qu’avant longtemps ce livre ne devienne illisible et ne soit plus qu’une simple pièce de collection. Ce sera bien dommage en vérité, car le livre de Marod a beaucoup à apprendre à ceux qui vivent aujourd’hui. » Le guérisseur referma l’ouvrage.

« Mais il existe des milliers de copies du Livre des Mots, objecta Taol. Chaque prêtre, chaque érudit des Terres connues doit en posséder une. »

Bevlin secoua la tête avec tristesse. « Malheureusement, les copies sont souvent très différentes de l’original. Chaque scribe a altéré les mots de Marod d’une manière ou d’une autre, changeant certaines idées en fonction de ses croyances ou de celles de son client, omettant certains passages considérés comme immoraux ou inutiles, modifiant certains vers jugés mal écrits, frivoles ou simplement sans intérêt. » Bevlin poussa un profond soupir ; le poids de son âge transparaissait dans ses traits pâles. « Chaque interprétation de ses traducteurs a dénaturé un peu plus les paroles et les prophéties de Marod. Ainsi, au fil des siècles, son œuvre s’est irrévocablement transformée. Ces prêtres, ces érudits dont tu parles possèdent peut-être le même livre, mais son contenu est toujours différent.

« À ma connaissance, les trois autres copies de Galder sont perdues ou détruites : je suis peut-être la dernière personne en possession de la véritable parole de Marod. » Le guérisseur termina sa bière et reposa son gobelet sur la table. « C’est pour moi une source de grande tristesse. »

Bevlin contempla d’un air songeur le visage de son compagnon. Taol était bien jeune ; trop, peut-être, pour la mission qu’il allait se voir confier. Le guérisseur soupira de nouveau. Il connaissait l’énormité de la tâche. Ce jeune homme fort, blond et plein d’assurance avait toute la vie devant lui – une vie qu’il risquait de gâcher dans une quête impossible. Bevlin éteignit les chandelles en pinçant les mèches. Que pouvait-il faire ? Lui n’avait pas eu le choix ; personne ne lui avait demandé s’il souhaitait endosser la responsabilité de ce qui allait advenir. En revanche, il pouvait offrir ce choix au jeune homme – c’était la moindre des choses.

Le guérisseur plaqua ses mains l’une contre l’autre pour mettre fin à leur tremblement et plongea le regard dans les yeux bleus du chevalier. « J’imagine que tu te demandes quel est le rapport avec ta venue ici ? »

 

« Que fiches-tu ici, mon garçon ? Ce n’est pas un endroit pour toi. » La voix du garde résonna à travers les salles de pierre du château.

« Je dois me rendre dans les quartiers des nobles, répondit Jack.

— Les quartiers des nobles, vraiment ! Que pourrais-tu bien avoir à faire là-bas ? Allez, file, morveux. »

Jack était en retard. Il ne comprenait pas ce qui l'avait épuisé à ce point dans sa dernière entrevue avec le chancelier du roi. On aurait dit que l’homme l’avait vidé de son énergie, à la grande infortune de Jack : vu l’heure à laquelle ils avaient fini de cuire, ses pains du matin auraient plutôt mérité l’appellation de pains de l’après-midi. Cette remarque judicieuse avait changé la colère de Frallit en une fureur noire, surtout quand le maître boulanger avait réalisé qu’il ne pourrait pas corriger Jack – il lui semblait difficile d’envoyer au chancelier un gamin en sang et couvert de bleus.

Frallit se retrouvait impuissant face au véritable pouvoir. Jack en ressentait presque de la tristesse. Le maître boulanger régnait peut-être sur les cuisines, mais Baralis était le seigneur du château. Malgré tout, Jack ne doutait pas que Frallit lui trouverait une punition adéquate pour avoir dormi au lieu de faire cuire le pain. En plus de son arsenal de châtiments corporels, le maître boulanger avait à sa disposition toute une batterie d’humiliations. Pour la deuxième fois de la journée, Jack se dit qu’il aurait préféré l’épreuve familière et rassurante d’une bonne rossée aux affres de l’inconnu.

Contemplant le garde, Jack se rendit compte que la discussion ne mènerait à rien. Jamais l’homme ne croirait qu’un simple mitron avait rendez-vous avec le chancelier du roi. Pour quelque raison indéterminée, Jack avait envie d’action – de prendre l’initiative, pour une fois. Une tenture fanée accrochée au mur voisin retint son regard. Quand il fit un pas vers elle pour la tirer par un coin, elle s’écroula dans un nuage de poussière. L’ahurissement eut à peine le temps de s’afficher sur le visage du garde que déjà Jack bondissait par-dessus la tapisserie pour l’esquiver et s’élançait au pas de course dans le couloir.

Il avait de la poussière dans les poumons et le garde sur les talons. La pierre filait sous ses pieds. La chasse était ouverte.

Entre deux respirations sifflantes, Jack se rendit compte qu’il avait été bien mal inspiré – il ignorait totalement dans quelle direction se trouvaient les appartements de Baralis. Mais c’était tellement grisant de distancer le garde, de se mesurer à quelqu’un et de saisir sa chance ! Les bruits de pas s’estompèrent bientôt et Jack entendit son poursuivant lui hurler des obscénités. Il eut un sourire de triomphe – un homme réduit à crier des insultes était un homme à bout de souffle.

Parvenir aux appartements du chancelier ne se révéla pas aussi ardu que Jack l’avait redouté. Escaliers et embranchements se présentaient devant lui, et il devinait d’instinct lesquels prendre. Comme si le château lui-même s’inclinait devant l’éminent personnage, tous ses passages les plus sombres et les plus vitaux conduisaient à sa porte.

Jack s’arrêta devant le seuil, se demandant s’il valait mieux gratter quelques coups timides ou frapper un coup ferme et assuré. Il venait d’opter pour l’humilité quand la porte s’ouvrit en grand.

« Tu es en retard. » Messire Baralis se tenait devant lui, grand et impressionnant dans ses habits noirs.

Jack s’efforça de parler d’une voix égale. « Je suis désolé, monsieur.

— Quoi, tu n’as aucune excuse ?

— Non, monsieur. C’est entièrement ma faute.

— Quel étrange garçon tu fais ! La plupart des gens auraient une centaine d’excuses aux lèvres. Je te pardonne pour cette fois, Jack, mais ne me fais plus jamais attendre.

— Oui, monsieur.

— J’ai vu que tu admirais ma porte. » Jack acquiesça avec enthousiasme, heureux que le grand personnage se soit mépris sur les raisons de son hésitation.

Baralis fit courir ses doigts abîmés sur les bas-reliefs de la porte. « Tu fais bien de l’admirer, Jack, car elle possède des propriétés fascinantes. » Jack s’attendait à ce qu’il s’étende sur le sujet, mais Baralis se contenta de sourire sans desserrer les lèvres.

Ils passèrent dans ce qui ressemblait à un salon, puis dans une pièce bien éclairée remplie jusqu’au plafond d’un bric-à-brac indescriptible. « C’est ici que tu travailleras, dit Baralis en lui indiquant un banc en bois. Tu trouveras une plume, de l’encre et du papier sur le bureau. Je te suggère de consacrer cette première journée à te familiariser avec. » Jack allait dire quelque chose, mais Baralis lui coupa la parole. « Je n’ai pas le temps de te materner, mon garçon. Au travail. » Sur ce, Baralis l’abandonna devant le bureau et partit trier des papiers à l’autre bout de la pièce.

Jack n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire. Il n’avait encore jamais vu quiconque manier une plume. Presque personne en cuisines ne savait lire ou écrire ; les recettes de pains, de bières et de gâteaux étaient apprises par cœur. À la connaissance de Jack, seul faisait exception le cellérier qui tenait le registre de toutes les fournitures. Mais Jack ne l’avait jamais vu écrire.

Il prit la plume, la fit tourner entre ses mains, puis étala une feuille de papier devant lui et appuya la pointe dessus. Rien. Il comprit que quelque chose devait manquer. Ses yeux parcoururent le bureau. L’encre ! c’était cela ; il en versa un peu sur le papier, où elle se répandit rapidement, puis il passa la plume dans le liquide en traçant des marques grossières. Peu convaincu par le résultat, il essaya une autre feuille. Cette fois-ci, il réussit à tracer des lignes et des formes.

« Bougre d’âne ! » Jack leva la tête et vit Baralis penché au-dessus de lui. « L’encre ne se verse pas sur le papier ! Elle reste dans le pot ; c’est la plume qu’on trempe dedans. Regarde. » Jack observa Baralis lui faire une démonstration. « Voilà. À toi de jouer, maintenant. » Le chancelier le laissa poursuivre seul.

Au bout de plusieurs heures, Jack commençait à prendre le coup. Il savait désormais plonger sa plume sous le bon angle pour recueillir le plus d’encre possible, et parvenait à tracer des symboles et des motifs. Il dessinait ce qu’il connaissait le mieux : les différentes formes de pain – rond, plat, long… Il ébaucha également divers ustensiles de cuisine, ainsi que des couteaux et des armes.

Après un moment, sa concentration se relâcha. Il ne s’était encore jamais trouvé au milieu d’un tel luxe. Les murs couverts de livres et de boîtes l’appelaient, les bouteilles remplies de liquides sombres lui faisaient de l’œil. N’y tenant plus, il se glissa jusqu’à la fenêtre et souleva le bouchon d’un flacon à l’allure particulièrement engageante posé sur le rebord. Un doux parfum terreux s’en échappa. Il ne restait qu’à l’essayer ! Jack porta le flacon à ses lèvres.

« À ta place, je ne ferais pas cela, intervint la voix moqueuse de Baralis. C’est du poison. Pour les rats. »

Jack rougit jusqu’aux oreilles. Il ne l’avait pas entendu approcher – à croire que Baralis flottait au-dessus du sol ! Il reboucha prestement le flacon, en s’efforçant de gommer son air coupable. C’est avec un soulagement sans bornes qu’il accueillit l’entrée d’un colosse affreusement défiguré. Il le reconnut aussitôt.

« Oui, Craupe ? dit Baralis. Qu’y a-t-il ?

— Le roi.

— Eh bien quoi, le roi ?

— Il a reçu une flèche à la chasse.

— Vraiment ! » Une lueur de malice illumina brièvement le visage de Baralis, presque aussitôt remplacée par une expression de grave préoccupation. « Voilà une bien mauvaise nouvelle. » Il jeta un regard pénétrant à Jack. « Retourne aux cuisines, mon garçon. »

Jack prit congé et descendit les escaliers quatre à quatre, remué par ce qu’il venait d’apprendre. Il serait probablement le premier à passer le mot en bas ; il capterait l’attention générale, et Frallit lui offrirait peut-être même une chope de bière. Mais cette perspective l’excitait moins que d’habitude, et Jack mit un moment à réaliser pourquoi : il avait peur. L’expression fugitive qu’il avait surprise sur le visage de Baralis formait un souvenir trop troublant pour qu’il l’ignore. Jack pressa le pas. Il n’en parlerait pas en cuisines – il était suffisamment intelligent pour savoir garder ce genre de détails par-devers lui.

 

« Nous allons vers une époque troublée. » Bevlin soupira profondément et continua, d’une voix que l’âge avait rendue fluette. « Voilà douze étés, j’ai vu un présage terrible dans le ciel. Un fragment d’étoile qui tombait. Dans sa chute, il s’est fracassé en deux morceaux qui ont illuminé la nuit avec un même éclat avant de disparaître à l’est derrière l’horizon. » Le guérisseur s’approcha du feu et attisa les braises. Il avait besoin de se réchauffer.

« Inutile de te dire qu’un tel événement constitue un signe de très haute importance. À l’époque, j’ignorais comment l’interpréter et j’ai passé des années à chercher des réponses. J’ai lu tous les grands livres de prophétie, tous les manuscrits anciens. » Bevlin eut un sourire fatigué. « Ce genre d’écrits regorge de prédictions funestes : des nuages sombres qui s’amassent à l’horizon, des malédictions mortelles prêtes à s’abattre sur le pays – des histoires comme on en raconte aux enfants pour les faire obéir. Je n’en ai pas tiré grand-chose ; souvent, le raisonnement qui sous-tend ces inepties est qu’en prédisant suffisamment de catastrophes on s’assure de tomber juste tôt ou tard. Les catastrophes, j’en ai bien peur, semblent aussi inévitables que la chute des feuilles en automne. »

Bevlin accrocha un pot rempli de bière au-dessus du feu et y versa quelques cuillerées de miel. « Bien entendu, ce qui représente une catastrophe pour celui-ci marque souvent le triomphe de celui-là. » Il gratta un peu de cannelle au-dessus de la bière, mélangea le tout puis cracha dedans – pour la chance. Quand le breuvage eut chauffé un peu, il en remplit deux coupes et en tendit une à Taol.

« L’œuvre de Marod est différente. Il ne craint pas de se montrer explicite. Il ne verse pas dans l’ambiguïté, contrairement au premier diseur de bonne aventure venu. » La main du guérisseur se posa sur le livre. « Marod était avant tout un philosophe et un historien, mais, grâces en soit rendues aux dieux, il avait parfois des éclairs de prescience. Hélas, son souci de clarté ne l’empêchait pas de se référer à d’autres textes plus obscurs dont il avait connaissance. Or la plupart de ces écrits ne sont pas parvenus jusqu’à nous ; ils ont été perdus ou détruits, brûlés par un clergé fanatique impatient de se débarrasser de ces travaux hérétiques.

« J’ai finalement réussi à mettre la main sur l'un des ouvrages mentionnés par Marod. J’ai payé une fortune pour une poignée de pages mal reliées. Mais j’y ai trouvé ce que je cherchais – une allusion à ce que j’avais vu dans le ciel douze ans auparavant.

« Ces pages indiquent qu’il s’agissait d’un signe de naissance, d’une double naissance ; deux bébés furent conçus cette nuit-là, deux hommes dont le destin transformera le monde – pour le meilleur ou pour le pire, je l’ignore. Leurs existences sont liées par un fil invisible qui les attirera irrésistiblement l’un vers l’autre.

« Marod a fait une prophétie qui, je le crois, pourrait se rapporter à l’un des deux. Il se peut que tu la connaisses – les érudits s’interrogent à son propos depuis des années –, mais je l’ai ici dans sa version authentique. Toi et moi sommes peut-être les seuls qui la liront jamais dans sa formulation d’origine :

 

Quand les hommes d’honneur négligeront leur cause,

Quand trois sangs seront savourés le même jour,

Deux maisons uniront leurs lignées et leur or

Et sèmeront les germes de la ruine.

Alors viendra un homme sans père ni mère,

Dont l’amante sera la sœur,

Et qui retiendra la main du destin.

 

Les pierres seront brisées, le temple s’effondrera,

La marche du sombre empire s’interrompra,

Mais c’est le fou qui détiendra la vérité. »

 

Bevlin se réchauffa les mains contre sa coupe et plongea les yeux dans ceux de son compagnon. Taol soutint son regard. Tandis que le feu craquait dans le fond de la pièce, une communion tacite passa entre eux.

« Le monde ne cesse de changer, dit doucement Bevlin en rompant le silence. Et l’avidité dicte la plupart de ses changements. L’archevêque de Rorne se soucie plus d’argent que de son Dieu, le duc de Brennes ne songe qu’à étendre ses terres et la cité de Maries, à force de vouloir commercer avec l’étranger, s’est mise dans une situation impossible. En ce moment même, dans les Quatre Royaumes, le roi Lesketh cherche à éviter une guerre avec le Halcus… j’ignore s’il y parviendra. »

Bevlin et Taol restèrent silencieux un long moment, plongés dans leurs réflexions. Comme le guérisseur s’y était attendu, le jeune homme parla le premier : « Pourquoi m’a-t-on envoyé ici ? » Bevlin le soupçonnait de connaître déjà la réponse.

« Il y a une chose que tu peux faire.

— Tyren disait que vous auriez une mission à me confier. De quoi s’agit-il ? » Taol se montrait si volontaire, si impatient ; le guérisseur se sentit gagné par une tristesse infinie.

« De trouver une aiguille dans une botte de foin.

— Que voulez-vous dire ? » Taol formulait les paroles que réclamait la situation, mais Bevlin ne se laissa pas abuser ; le chevalier savait que son avenir était déjà tracé, que rien de ce qu’ils se disaient n’en changerait une ligne.

« Je veux que tu me trouves un enfant ; un garçon d’environ douze étés.

— Où le trouverai-je ?

— Je crains qu’il n’y ait pas de réponse facile à cette question.

— Est-ce l’un des deux ? » demanda Taol. Le guérisseur hocha la tête.

« Celui dont parle Marod. » Bevlin s’abstint de s’étendre davantage sur la prophétie – le chevalier n’apprécierait pas ses raisons de croire qu’elle allait bientôt se réaliser. « Je n’ai guère de piste à te donner. Le seul conseil que je puis t’offrir, c’est de suivre ton instinct. Cherche un garçon qui soit au-delà des apparences, qui sorte de l’ordinaire. Tu le reconnaîtras quand tu le verras.

— Et si je le trouve ?

— Alors, tu recevras ton dernier cercle. C’est bien pour cela que tu es ici, non ? » Bevlin regretta aussitôt ses paroles. Le jeune homme qui lui faisait face n’avait pas mérité d’être insulté.

« Oui, c’est pour cela que je suis venu », dit le chevalier d’une voix douce. Il découvrit ses cercles. « Voilà la seule chose qui compte pour moi, désormais. »

Bevlin l’observa pendant qu’il rabattait sa manche. Taol différait des autres chevaliers qu’il avait connus. Son engagement était identique, mais tempéré par quelque chose qui ressemblait à de la vulnérabilité. Valdis s’était fait une spécialité d’engendrer une race de chevaliers particulièrement déterminés : obéissance inconditionnelle, renonciation au mariage, reversement à la cause de toute forme de rétribution. Mais quelle cause ? À l’origine les chevaliers incarnaient un ordre exemplaire, voué à la protection des opprimés et des nécessiteux. Aujourd’hui, la politique revenait davantage que l’humanité dans les conversations qui bruissaient à travers les salles de Valdis.

L’or aussi retenait leur intérêt, comme toujours. Il avait conduit le chevalier jusqu’ici – même si Bevlin ne doutait pas que Taol ignorait tout de la transaction. Tyren lui avait probablement fait miroiter de grands exploits à accomplir, une occasion de couvrir de gloire la chevalerie ; et c’était le cas, bien sûr, même si Valdis ne le savait pas. Aux yeux de Tyren, Bevlin apparaissait comme un vieux fou rêvant d’arrêter une guerre avant même qu’elle ait commencé. Eh bien, si l’or tintait plus agréablement à son oreille que les prophéties du guérisseur, qu’il en soit ainsi. Le résultat restait le même. Chacun avait ce qu’il voulait : Bevlin, un chevalier jeune et fort pour l’aider dans sa quête et Tyren, davantage d’or pour financer ses manigances.

Il n’en avait pas toujours été ainsi avec les chevaliers ; on les avait tenus en haute estime autrefois, tant pour leur courtoisie que pour leur érudition. On comptait sur eux pour maintenir la paix en période de troubles, de famine ou de peste. Aucune cité n’était assez puissante pour les intimider, aucun village trop modeste pour solliciter leur aide. Une fois, une légion de chevaliers avait couvert plus de cent lieues avec des tonneaux en travers de la selle pour apporter à boire à une ville frappée par la sécheresse. On chantait mille chansons à leur sujet, des générations de femmes se pâmaient à leur vue. Et voilà qu’ils s’adonnaient à la politique.

Bevlin avait du mal à comprendre ce que les chevaliers espéraient obtenir par leurs intrigues. Valdis n’était plus la grande cité de jadis ; Rorne l’avait éclipsée depuis longtemps comme capitale fiscale des Terres connues, au grand dam de sa rivale, visiblement. Tyren, peut-être dans l’espoir de reprendre pied dans le commerce, rachetait discrètement des mines de sel et des marais salants. En s’emparant du marché du sel, les chevaliers tiendraient des cités entières dans le creux de leur main, en particulier celles qui dépendaient de la pêche, dans le Sud. Mais le commerce ne constituait pas l’unique enjeu : Tyren dirigeait les chevaliers depuis un an seulement, et déjà il les encourageait à montrer davantage de zèle dans la pratique de leur foi.

Si les principales cités du Sud – Rorne, Maries, Toulay – suivaient la même religion que Valdis, elles montraient cependant davantage de souplesse dans l’interprétation de ses croyances et de ses dogmes. Voilà pourquoi les chevaliers se positionnaient en autorité morale dans le Sud et fomentaient des troubles au nom d’une réforme religieuse.

Cela ne faisait qu’ajouter à la confusion. Bevlin pressentait un conflit à venir. Au fond, c’était plutôt ironique – ces chevaliers, dont l’étrange mélange d’avidité et de ferveur religieuse risquait de provoquer un embrasement majeur, lui dépêchaient l’un des leurs pour retrouver un garçon capable d’y mettre fin ! D’ailleurs, en lui envoyant Taol contre de l’or, ils avaient fort bien pu mettre en branle la prophétie de Marod : Quand les hommes d’honneur négligeront leur cause.

Bevlin soupira ; de grandes souffrances s’annonçaient. Il se tourna vers Taol. Le jeune chevalier était assis en silence, perdu dans ses pensées. Quelque chose dans la manière dont il se tenait, tourné tout entier vers le feu, toucha profondément le guérisseur. Le chevalier faisait face à un tourment intérieur ; chaque muscle de son visage, chaque respiration sortant de ses lèvres en témoignait. Bevlin se jura de ne jamais révéler à Taol les vraies raisons qui avaient conduit Valdis à l’envoyer ici. « Eh bien, mon jeune ami, dit-il. As-tu pris ta décision ? M’aideras-tu à retrouver l’enfant ?

— Ma décision est prise depuis longtemps. » Taol releva la tête. Ses yeux bleus brûlaient de nécessité. « Je ferai ce que vous me demandez. »

 

Baralis entra dans la chambre du roi Lesketh. Tous les participants à la chasse étaient présents, encore vêtus de leurs habits souillés de sang. La reine se tenait au chevet du roi. Ses traits, d’ordinaire froids et hautains, trahissaient l’inquiétude. Le chirurgien s’affairait à dénuder l’épaule du roi tout en murmurant les prières de guérison appropriées.

« Que s’est-il passé ? demanda Baralis.

— On a tiré sur le roi, répondit Carvell en baissant les yeux sur ses souliers comme s’il se sentait partiellement responsable.

— Qui oserait faire une chose pareille ? » s’exclama Baralis, prenant soin de glisser dans sa voix une note de surprise indignée. « Où se trouve la flèche ? L’a-t-on bien observée ?

— Maybor l’a retirée. »

Ce dernier s’avança. « C’est vrai, j’ai retiré cette maudite flèche, mais, dans la panique, je n’ai pas pensé à la conserver. » Il croisa le regard de Baralis.

« Vous avez été bien mal inspiré, Maybor. » Baralis se tourna vers les autres. « Et s’il s’était agi d’une flèche barbelée ? En l’arrachant, vous auriez pu aggraver la blessure du roi. » Des murmures approbateurs parcoururent la pièce. Baralis perçut un éclair de haine dans le regard de Maybor.

« Comment savez-vous qu’il ne s’agissait pas d’une flèche barbelée ? » demanda froidement Maybor. L’assistance se tut, attendant la réponse de Baralis.

« Un simple coup d’œil à la blessure du roi me l’a appris. » Les hommes hochèrent la tête à contrecœur. Baralis se promit de s’occuper de Maybor un jour prochain ; il se montrait par trop imprévisible. Par ailleurs, il donnait l’impression de regretter sa participation au complot. Ma foi, il me reste une carte dans la manche, Maybor, songea Baralis, et il est temps de la jouer.

« Qui d’autre a vu la flèche de près ? » demanda-t-il en baissant la voix, de manière à capter l’attention de toutes les personnes présentes.

« Moi, messire. » L’un des veneurs fit un pas en avant. Maybor leva la tête, le visage blême.

« Qui es-tu ? » Baralis le savait fort bien – voilà quelques jours, il avait versé à cet homme dix pièces d’or en paiement du rôle qu’il se préparait à jouer.

« Hist, valet de chiens du roi.

— Dis-moi, Hist, as-tu remarqué quelque chose ?

— Messire, je n’en suis pas tout à fait sûr, mais il m’a bien semblé que la hampe portait une double encoche. » Maybor s’avança, la main levée en signe de protestation. Baralis ne lui laissa pas l’occasion d’ouvrir la bouche.

« Une double encoche ! s’exclama-t-il à la cantonade. Nous savons tous que les Halcus se servent de telles flèches. » Un concert de vociférations lui répondit.

« Ces sales bâtards de Halcus !

— Ce sont eux qui ont tiré sur le roi !

— Qu’ils aillent en enfer, eux et leur paix de Pont-du-Cor, dit Baralis en se mettant de la partie.

— Nous devons venger cette traîtrise !

— Il n’y a qu’à éliminer tous les Halcus ! »

Baralis jugea le moment propice. « Il faut leur déclarer la guerre ! s’écria-t-il.

— Aye, crièrent les hommes à l’unisson. La guerre ! »